Si vous connaissez ma plume pour les chroniques « sorcières » que je rédige, aujourd’hui, elle s’attarde sur un brin de poésie. Je tiens à vous présenter un recueil que j’aime particulièrement, découvert sur les bancs universitaires de lettres. Recueil regorgeant d’affection pour le monde, il est aussi celui des travailleurs et d’une généreuse Amérique du Sud. Le livre dont il sera question dans cet article n’est rien de moins que Les Odes Élémentaires par Pablo Neruda.
Un mot de contexte, un mot sur l’auteur.
Le livre, tout comme son auteur, aime à être situé par la critique comme étant entre la sphère politique et l’amour démesuré de la Nature. Vacillant entre deux pôles, Neruda s’exprime ici en poète exalté. Il chante son amour de chaque chose, tout en se faisant la voix des plus faibles, la voix du peuple et de la simplicité. La liesse collective le pousse à aimer la vie, chaque grain de poussière. Poésie du quotidien, son écriture célèbre la Nature généreuse, sensuelle contre les gouvernements cruels ou l’avarice des hommes. Il conserve un regard critique sur l’extérieur et les désastres naturels ; regard qui ne manque pas de nous frapper par son actualité. Neruda vit de 1904 à 1973, assassiné peu après le coup d’état militaire contre Salvador Allende. L’œuvre de Neruda trouve ses racines dans ce qui l’agite dans le domaine politique, et il semble plutôt se réfugier dans les petites merveilles de la Nature. La poésie y est méditative, observatrice, fine et intime. Poésie, donc, d’un barde médiateur, couplé au plus fervent défenseur de la force collective. L’édition sur laquelle je me base est celle parue chez NRF Gallimard, en 1974 pour la traduction française.

Je voudrais terminer ce mot introductif en rappelant combien j’ai apprécié le recueil. On est directement frappé par la vision qu’il déploie de la Nature : personnifiée, généreuse, elle étend son opulence comme la Pachamama. Dans un seul recueil, nous trouvons l’ode au plus commun des mortels, la vision exaltée d’une main pétrissant du pain, et des merveilles de la Nature. Ces poèmes représentent une véritable déclaration d’amour au Chili, si ce n’est à toute l’Amérique du Sud. Faune, flore, culture, sentiments : nous vivons au gré des vers. On dit de ce recueil qu’il est celui de la poésie quotidienne, puisque nous y trouvons des objets, des légumes, des éléments très simples. En passant sous la plume du poète, ces éléments négligés au quotidien se parent d’un nouvel éclat, presque sacré, presque sensuel. Si la poésie de Neruda rend grâce à ce qui l’entoure, à nous de lui rendre la pareille en lui consacrant cet article.

Le recueil : extrait de thèmes fétiches.
Le commun des mortels contre le poète médiateur.
et les hommes
veulent me dire,
te dire,
pour quoi ils luttent,
s’ils meurent,
pour quoi ils meurent,
et moi je passe et je n’ai pas
de temps pour tant de vies,
je veux
qu’ils vivent tous
dans ma vie
et chantent dans mon chant,
je n’ai pas d’importance, moi,
je n’ai pas de temps,
pour mes affaires,
de jour et de nuit
je dois noter ce qui se passe,
et n’oublier personne. (page 12)
Le premier poème du recueil présente une image très importante, qui filera d’autres poèmes : l’homme fondu en tous. Le poète se montre sous la face d’un homme ordinaire, investi, dans le même temps, dans la folle mission de décrire (ou d’écrire) tout ce qui se passe autour. La vie l’entoure, l’embrasse, le sollicite, et lui ne peut qu’écrire. Beaucoup de poèmes du recueil sont un hommage à l’homme commun. Le poète n’est qu’un être terrestre parmi les autres. Nous pouvons citer le poème « Ode à l’homme simple » :
Je vais te raconter en secret
qui je suis, moi,
comme ça, à voix haute
tu me diras qui tu es,
je veux savoir qui tu es,
combien tu gagnes,
l’atelier où tu travailles,
la mine,
la pharmacie,
j’ai une obligation terrible,
celle de le savoir,
de tout savoir […] (page 117)
Pablo Neruda se présente comme un homme ordinaire, investi d’une vocation de réveilleur de consciences. En effet, à travers la figure du poète retiré du monde, il observe ses pairs, et se sent plein de la nécessité de les éveiller. Il est le porteur de lumière, tout en restant commun :
C’est mon métier
Que tu le veuilles ou non
de te réveiller
toi et ceux qui dorment (page 180)

L’amoureux et le solitaire.
Ce qui frappe le lecteur du recueil est cette omniprésence de l’amour. Je m’explique : nous trouvons peu de poèmes en lien à l’amour tel que nous nous le figurons. Pas question de femmes, de draps froissés. Le sentiment plane plutôt sur les choses ordinaires. Puisque tout est anthropomorphisé, perçu de manière sensuelle, le poète paraît faire l’amour au vivant tout entier. Il embrasse la Nature comme si l’on embrassait une femme. Les Odes Élémentaires pourraient bien être figurées en une massive ode à l’amour. Nous trouvons d’ailleurs un poème de ce nom à la page 31, où le poète fait le bilan de sa vie sentimentale. Il considère la solitude comme une noire compagne après ses désillusions amoureuses. Il se souvient de quelques instants fugaces :
Mais voici que celle
qui avait passé par mes bras
comme une vague,
celle
qui n’avait été qu’une saveur
de fruit vespéral,
soudain
clignota comme une étoile,
flamba comme une colombe
et je la trouvai sur ma peau
se déroulant
comme la chevelure d’un brasier.
Amour, à partir de ce jour
tout fut plus simple. (page 32)

La solitude reste la compagne durable du poète (paradoxalement, repoussante), qui n’hésite pas à lui écrire une ode :
O solitude,
beau
vocable, des heures
sylvestres
poussent entre tes syllabes.
Mais tu n’es que pâle
mot, or
faux,
monnaie traîtresse !
J’avais décrit la solitude avec les lettres
de la littérature,
lui avais mis une cravate
tirée des livres,
la chemise,
du rêve,
mais
je ne l’ai connue que quand j’ai été seul. (page 251)

Ode à la vie ordinaire, ode aux sentiments fugaces.
Les quelques mots introductifs que je posais indiquaient une poésie du quotidien, où les objets de tous les jours retrouvent une importance presque sacrée. L’auteur leur écrit des odes, qu’elles soient destinées à l’oignon, au pain, à l’eau ou même à la cuisine du congre au jus. La poésie de Neruda s’anime des bonnes odeurs sud-américaines, dégage une saveur chaude à chaque coin de page. Nous nous croyons parfois dans un livre de recettes, mais ne nous y trompons pas : nous avons là un grand poète, qui nous déplie tout son amour des petites choses. S’il fait la louange des éléments quotidiens, il arrive aussi à le faire pour les sentiments. C’est ainsi que nous avons l’ode à l’espoir, au passé ou à la tristesse.
Voici un passage de « l’Ode à l’oignon » (titre surprenant, vous en convenez) :
Étoile des pauvres,
fée marraine
enveloppée
dans un papier
délicat, tu sors du sol,
éternel, intact, pur
comme de la graine d’astre,
et quand te coupe
le couteau dans la cuisine
monte la seule larme
sans malheur.
Tu nous as fait pleurer sans nous affliger.
J’ai célébré tout ce qui existe, oignon,
mais pour moi tu es
plus beau qu’un oiseau
aux plumes éclatantes,
tu es à mes yeux
globe céleste, coupe de platine,
danse immobile
d’anémone neigeuse
et la senteur de la terre vit
dans ta nature cristalline. (page 53)

Voici un fragment de « l’Ode au pain » :
Pain,
de farine,
d’eau
et de feu
tu te fais.
Épais et léger,
tassé et rond,
tu répètes
le ventre
de la mère,
germination
équinoxiale
et terrestre. (page 198)
J’ai particulièrement apprécié « l’Ode à l’espoir », ici dans son intégralité :
Crépuscule marin,
au milieu
de ma vie,
les vagues comme des raisins,
la solitude du ciel,
tu m’emplis
et débordes,
toute la mer,
tout le ciel,
mouvement
et espace,
les bataillons blancs
de l’écume,
la terre orangée,
la ceinture
incendiée
du soleil en agonie,
tant
de dons, de dons,
oiseaux
qui vont à leurs rêves,
et la mer, la mer,
senteur
en suspens,
chœur de sel sonore,
cependant que
nous
les humains,
au bord de l’eau,
nous luttons
et espérons,
devant la mer,
nous espérons.
Les vagues disent à la côte solide :
« Tout sera accompli. » (pages 86-87)

Je finirai par les quelques lignes qui ouvrent « l’Ode à la tristesse » :
Tristesse, scarabée
à sept pattes cassées,
œuf d’araignée,
rat tête fendue,
squelette de chienne :
tu n’entreras pas ici.
Reste dehors.
Va-t’en.
Retourne
dans le sud avec ton parapluie,
retourne
dans le nord avec tes dents de serpent.
Ici vit un poète.
La tristesse ne peut pas
passer cette porte. (page 279)

Une nature magique.
Neruda arrive à transcrire dans une poésie quotidienne tout ce qui forme la magie des saisons et des phénomènes naturels. Sa poésie se prête des airs animistes, où chaque parcelle est douée de vie. La nuit, les saisons ou même la pluie ont un caractère propre sous sa plume admirative, craintive, ou même extatique. Il prête aux phénomènes naturels des allures, des sentiments. Je commence avec un fragment de « l’Ode à la nuit » :
Derrière
le jour,
toute pierre tout arbre,
derrière chaque livre,
nuit,
Tu galopes et travailles
ou te reposes,
attendant
que tes racines recueillies
développent ta fleur et ton feuillage.[…]
Libre tu coules
sur le cours sauvage
des fleuves,
tu couvres, nuit, sentiers secrets,
profondeurs d’amours constellées
de corps nus,
crimes éclaboussant
d’un cri d’ombre,
cependant que les trains
roulent, les chauffeurs
jettent le charbon nocturne dans le foyer rouge,
l’employé de la statistique, surmené,
s’est enfoncé dans un bois
de feuilles pétrifiées,
le boulanger pétrit
la blancheur. (pages 182-183)
Je poursuis avec un fragment de « l’Ode à l’automne », selon l’auteur, beaucoup plus louable que le printemps :
C’est difficile
d’être
l’automne,
c’est facile d’être le printemps,
d’allumer tout
ce qui est né
pour être allumé.
Mais éteindre le monde
en glissade
comme s’il était anneau
de choses jaunes,
jusqu’à fondre odeurs,
lumière, racines,
faire monter le vin aux raisins,
avec patience frapper
l’irrégulière monnaie
de l’arbre, là-haut,
pour la répandre ensuite
sur d’indifférentes
rues désertes,
c’est une profession de mains
viriles. (pages 191-192)
Je souhaiterais finir par un extrait de « l’Ode à la pluie » :
La pluie est revenue.
Elle n’est pas revenue du ciel
ou de l’ouest.
Elle est revenue de mon enfance.
La nuit s’est ouverte, un tonnerre
l’a ébranlée, le son
a balayé les déserts,
et alors
la pluie est arrivée,
la pluie est revenue
de mon enfance,
d’abord
une rafale
coléreuse,
puis
comme la queue
mouillée
d’une planète,
la pluie,
tic tac mille fois tic
tac mille
fois trille,
un large coup
de pétales obscurs […]
Je connais
tes excès,
le trou
dans le toit
écoulant
sa gouttière
dans le logis
des pauvres :
là, tu démasques
ta beauté,
tu es hostile
comme une
céleste armure,
comme un poignard de verre,
transparente,
là, je t’ai vraiment connue. (pages 151-153)

Conscience de la dégradation naturelle par les hommes.
Il va sans dire que Neruda avançait en toute lucidité. Si son écriture semble parfois voler haut, se dispenser de la vie des hommes en pure poésie, il ne faut pas oublier sa large implication dans le monde. Il a conscience de la destruction de la nature, conscience des vices humains. Ses pointes transpercent parfois les coins des poèmes. Il arrive à émettre quelques critiques notoires. Cependant, il aime l’humain, et il le somme de revenir, loin de sa bêtise destructrice, vers un état respectueux de la Nature. Je n’arriverai pas à conclure aussi bien qu’il le fait dans les quatre derniers vers du recueil :
Et que l’homme obscur apprenne,
dans le cérémonial de ses affaires,
à se rappeler la terre et ses devoirs,
à propager le cantique du fruit. (page 302)

Un très bel hommage où ta propre voix se tait peu à peu à mesure qu’elle fait entendre celle de Neruda. Je trouve cet effacement progressif devant les textes eux-mêmes très touchant 🙂